18

Eva Armour l’appelait doucement.

— Ash, Ash ! Réveillez-vous.

Les oreilles de Sutton perçurent le murmure étouffé des fusées au ralenti, la vibration sourde d’un petit astronef fonçant dans l’espace.

— Johnny ! appela l’esprit de Sutton.

— Nous sommes dans un astronef, Ash.

— Combien sont-ils dedans ?

— L’androïde et la fille. Celle qui se nomme Eva. Et ils sont de ton côté. Je te l’ai dit. Pourquoi n’y as-tu pas prêté attention ?

— Je ne peux me fier à personne.

— Pas même à moi ?

— Pas à ton jugement, Johnny. La Terre est nouvelle pour toi.

— Pas nouvelle, Ash. Je connais la Terre et les Terriens. Beaucoup mieux que tu ne les connais. Tu n’es pas le premier Terrien avec qui j’ai vécu.

— Je n’arrive pas à me rappeler, Johnny. Il y a quelque chose que je dois me rappeler. J’essaie et tout reste vague. Les choses importantes, bien sûr, les choses que j’ai apprises, celles que j’ai écrites et que j’ai emportées avec moi, oui. Mais pas l’endroit lui-même ni les gens.

— Ce ne sont pas des gens, Ash.

— Je sais. Je n’arrive pas à me rappeler.

— Tu n’es pas censé te rappeler, Ash. Tout était trop inhumain. Tu ne veux pas porter de tels souvenirs en toi… tu ne devais pas garder des souvenirs aussi inhumains, parce que quand on les conserve trop fidèlement, on en fait bientôt partie. Et il fallait que tu restes humain, Ash. Nous devons te garder humain.

— Mais un jour, il faudra que je me souvienne. Un jour…

— Quand il faudra que tu t’en souviennes, tu t’en souviendras. Je ferai ce qu’il faut pour cela.

— Johnny…

— Quoi donc, Ash ?

— Cela ne t’ennuie pas que je t’appelle Johnny ?

— Pourquoi, Ash ?

— Je ne devrais pas t’appeler Johnny. C’est irrévérencieux et familier… mais amical. C’est le nom le plus amical que je connaisse. C’est pourquoi je t’appelle Johnny.

— Cela ne m’ennuie pas. Pas du tout.

— Tu comprends quelque chose dans tout cela, Johnny ? À propos de Morgan ? Et des Révisionnistes ?

— Non, Ash.

— Mais tu vois quelque chose se dessiner ?

— Je commence à voir, oui.

Eva Armour le secoua.

— Réveillez-vous, Ash, disait-elle. Ne m’entendez-vous pas, Ash ? Réveillez-vous.

Sutton ouvrit les yeux. Il était étendu sur une couchette et la jeune fille continuait à le secouer.

— Ça va, dit-il. Vous pouvez arrêter. Ça va comme cela.

Il se dégagea de la couchette et s’assit sur le bord. Il leva la main et tâta sa mâchoire.

— Herkimer a dû vous frapper, dit Eva. Il ne voulait pas vous frapper, mais il n’arrivait pas à vous raisonner et nous n’avions pas de temps à perdre.

— Herkimer ?

— Oui, bien sûr. Vous vous souvenez de Herkimer. L’androïde de Benton. C’est lui qui pilote cet astronef.

L’astronef, constata Sutton, était petit, mais propre et confortable et aurait pu contenir un ou deux passagers de plus. Herkimer, dans son langage précis de livre de classe, avait dit qu’il était petit mais très pratique.

— Puisque vous m’avez enlevé, dit Sutton à la jeune fille, je suppose que cela ne vous ennuie pas de me dire où nous allons.

— Cela ne nous ennuie pas du tout, dit Eva. Nous allons sur l’astéroïde que vous avez hérité de Benton. Il y a une habitation avec de bonnes provisions de nourriture, et personne ne pensera à venir nous chercher là.

— C’est parfait, dit Sutton avec un sourire. Cela me plairait assez de chasser un peu.

— Vous ne chasserez absolument pas ! dit une voix derrière eux.

Sutton se retourna, Herkimer était près de la porte qui menait au poste de pilotage.

— Vous allez écrire un livre, dit doucement Eva. Vous en avez sûrement entendu parler. Le livre dont les Révisionnistes…

— Oui, dit Sutton, j’en ai entendu parler…

Il s’interrompit, se souvenant soudain, et sa main tâta involontairement sa poche de poitrine. Le livre y était, bien entendu, et quelque chose qui se froissa sous ses doigts, à travers l’étoffe. Il s’en souvint aussi. La lettre… cette lettre incroyablement ancienne que John H. Sutton avait oublié d’ouvrir six mille ans auparavant.

— À propos de ce livre… commença Sutton.

Il s’interrompit de nouveau, car il allait dire qu’ils n’avaient pas besoin de s’inquiéter pour qu’il écrive le livre, vu qu’il en avait déjà un exemplaire. Mais quelque chose l’arrêta. Il n’était pas sûr que ce fût habile, pour le moment, de leur apprendre qu’il avait le livre.

— J’ai apporté votre mallette, dit Herkimer, le manuscrit y est au complet. J’ai vérifié.

— Avec beaucoup de papier ? demanda Sutton, moqueur.

— Avec beaucoup de papier.

Eva se pencha vers Sutton, si près qu’il pouvait sentir le parfum de sa chevelure de cuivre.

— Ne voyez-vous pas, demanda-t-elle, combien il est important que vous écriviez ce livre ? Ne comprenez-vous pas ?

Sutton secoua la tête.

Important, se disait-il. Important pour quoi ? Et pour qui ? Et pour quand ?

Il se souvenait de la bouche ouverte que la mort avait frappée, des dents qui luisaient sous la lumière de la lune, et les paroles du mourant retentissaient encore dans ses oreilles.

— Je ne comprends pas, dit-il. Peut-être pourrez-vous m’expliquer…

— C’est vous qui devez écrire le livre, dit-elle, en secouant la tête.